En pays bété, une tentative de réappropriation des pouvoirs par les chefs coutumiers ?

Par Léo Montaz*

Dans le centre-ouest de la Côte d’Ivoire, en 2017, les autorités coutumières ont publié une « charte des chefs traditionnels du département de Gagnoa ». Cette initiative était inscrite dans le cadre de la formalisation des statuts des autorités coutumières, suite à la fondation en 2014 de la Chambre des rois et chefs traditionnels de Côte d’Ivoire. Je propose ici d’analyser le contenu de cette charte en le confrontant aux dynamiques sociales que j’ai pu observer dans les villages de cette région depuis 2012.

Crédit Photo: Léo Montaz

Le préambule de la charte est on ne peut plus clair sur les raisons qui ont poussé les chefs à la rédiger. Ils justifient son adoption par une série de « constatations » parmi lesquelles :

  • « Les menaces permanentes de déstabilisation, de destitutions des autorités traditionnelles par les cadres, les élites, les mutuelles de développement, les élus et les jeunes dans les villages »
  • « La dégradation constante de l’autorité de l’État et des Chefs Traditionnels, garants de l’ordre public, de la cohésion sociale ».

Le premier point est, de loin, le plus sensible. C’est un fait que les acteurs cités ont pris, depuis le début des années 1990 et en lien avec la démocratisation de la vie publique ivoirienne, une place de plus en plus importante dans la gestion des affaires locales. Roch Yao Gnabéli a par exemple montré comment les mutuelles de développement – associations d’originaires d’un village résidant en ville – ont utilisé leurs capitaux économiques pour développer les villages en surpassant bien souvent l’autorité des chefs. Jean-Pierre Chauveau a montré pour sa part, dès les années 1990, le poids prépondérant des associations villageoises de jeunesse dans ces localités, poids qui s’est renforcé au profit de la crise ivoirienne dans les années 2000. Les jeunes se sont constitués comme catégorie politique en se positionnant d’abord comme relais administratif entre les chefs et les autorités politiques puis en usant de plus en plus de la violence.

Les jeunes se sont constitués comme catégorie politique en se positionnant d’abord comme relais administratif entre les chefs et les autorités politiques puis en usant de plus en plus de la violence.

Entre 2002 et 2007, ils ont constitué des groupes d’autodéfense chargés officiellement de la « sécurité des villages » face à la rébellion armée, qui ont aussi pratiqué des activités d’extorsions sur les convois routiers et de racket auprès des populations étrangères. J’analyse moi-même les actions de ces associations depuis 2011, et j’ai montré les nouvelles stratégies qu’elles adoptent pour se faire reconnaître, notamment en positionnant leur président comme un membre de la chefferie villageoise, mais aussi en s’alliant avec les autorités politiques communales ou sous-préfectorales afin d’influencer les décisions des chefferies.

En réaction à cela, les chefs ont donc souhaité inscrire dans le marbre leur fonction et leur mode de désignation. Ils se considèrent comme « le socle du développement » (en opposition explicite aux mutuelles) et comme les garants du « maintien de l’ordre public » et de la « sécurité » des populations, deux taches qui ont été appropriées par les jeunes villageois. Ils indiquent également qu’ils sont désignés à vie par les chefs de famille sur le mode du consensus. Cette pratique, qui existe bel et bien en pays bété, n’est cependant pas exclusive et j’ai pu observer lors de mes enquêtes des élections des chefs par l’ensemble des hommes adultes et autochtones du village sur le mode de la « file indienne » (les votants se mettent en rang devant le candidat sélectionné) ou de la « main levée » (durant une audience plénière au village).

Cette imposition d’une pratique unique est par ailleurs en opposition avec les dynamiques observées dans plusieurs villages où les chefs eux-mêmes cherchent à démocratiser la vie politique, considérant les élections comme un mode de désignation plus légitime. Cette restriction du droit à la désignation aux chefs de famille, cœur de la « notabilité villageoise », semble donc surtout être une réaction épidermique et réactionnaire aux dynamiques de démocratisation dans la zone.

Il faut noter que cette réaction n’est pas commune à l’ensemble des chefferies, ce qui interroge sur les rédacteurs et signataires de cette charte. En effet, de plus en plus de chefs de village acceptent d’intégrer les représentants des jeunes autochtones dans la chefferie, ou à défaut travaillent main dans la main avec ces derniers pour l’organisation des cérémonies villageoises, pour le développement du village ou encore pour la préservation de la « paix sociale ». Cela n’empêche bien sûr pas les conflits et les oppositions, notamment dans le domaine foncier.

Concernant le lien aux mutuelles de développement, il faut noter que les chefs qui ont pris poste ces dernières années sont pour la plupart d’anciens membres de ce type de structure. En effet, le profil valorisé depuis les années 1990 pour les chefs de village est celui des anciens fonctionnaires ou employés qui ont eu un parcours urbain avant de revenir au village pour leur retraite. Ils ont donc eux-mêmes contribué aux mutuelles de développement lorsqu’ils étaient en ville, et considèrent dès lors plutôt ces structures comme des partenaires que comme des organes de déstabilisation.

Un autre aspect prêtera à sourire dans le département de Gagnoa, le fait que « la qualité de chef traditionnel est incompatible avec l’exercice de tout mandat électif et/ou politique ». Les chefs locaux ont bien souvent été des militants du Front Populaire Ivoirien et parfois même des cadres du parti – à l’échelle locale ou nationale – dans les années 1990 et 2000. Durant les élections présidentielles de 2010, certains villages de la région ont mené des opérations de vote « 100% Gbagbo » avec l’appui des chefs de village. Plus récemment encore, des chefs de la région se sont mobilisés pour envoyer des délégations de soutien à l’ancien président lors de son retour en Côte d’Ivoire le 17 juin 2021 après 10 ans d’emprisonnement et d’exil. La neutralité politique que les chefs de village sont censés afficher est ainsi bien difficile à assumer dans une région et un contexte où les positionnements politiques des uns et des autres sont bien connus et ont été rappelés à de multiples occasions.

La neutralité politique que les chefs de village sont censés afficher est ainsi bien difficile à assumer dans une région et un contexte où les positionnements politiques des uns et des autres sont bien connus et ont été rappelés à de multiples occasions.

Finalement, cette charte – qui semble être une initiative locale que l’on ne retrouve pas dans les autres régions de la Côte d’Ivoire – est révélatrice des contradictions inhérentes à la chambre des rois et chefs traditionnels de Côte d’Ivoire. Cette structure, qui n’est que partiellement opérationnelle, a pour rôle de recenser les « us et coutumes », de formaliser les « modes de désignation » pour chaque groupe ethnique et de délimiter le rôle des autorités au « règlement des conflits non-juridictionnels ». À travers cette charte, les chefs de village de la région de Gagnoa tentent de tirer bénéfice de l’action de la chambre en revitalisant leur pouvoir à travers l’exclusion des autres acteurs politiques au niveau local. Dans le même temps, ils prennent le risque de s’affaiblir en se mettant sous le joug d’une institution qui restreint leur pouvoir.

* Léo Montaz est docteur en ethnologie, attaché temporaire d’enseignement et de recherche en science politique à l’Université de Lille. Ses travaux de doctorat ont porté sur les dynamiques politiques en milieu rural dans la région de Gagnoa en pays bété. Il a par la suite travaillé sur la réinsertion sociale des démobilisés, toujours dans la zone de Gagnoa. Enfin, depuis 2020, il a entamé des recherches sur la musique zouglou, en interrogeant le rôle de cette musique dans la vie sociale ivoirienne et dans la construction d’un imaginaire politique.

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