Choisir entre goudron et nourriture: les artistes musiciens et la politique en Côte d’Ivoire

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Élections présidentielles en Côte d’Ivoire : quand les artistes s’invitent aux débats

Alors que la tension politique pré-électorale qui se noue en Côte d’Ivoire retient l’attention de tous les observateurs et des populations ivoiriennes, il devient difficile d’ignorer le rôle de la musique et des artistes musiciens dans cet épisode de la vie politique en Côte d’Ivoire. Des artistes en général et singulièrement les musiciens ont publiquement pris faits et causes, qui pour soutenir le pouvoir, qui pour défendre les intérêts des opposants. Navigant à contrecourant des postures partisanes, certains artistes interpellent le bon sens en prônant l’apaisement par le dialogue comme Alpha Blondy, ou en jouant la neutralité comme Tiken Jah Fakoly qui propose le retrait des 3 grands leaders politiques ivoiriens que sont Alassane Ouattara, Bédié et Laurent Gbagbo. Qu’ils se soient exprimés en faveur d’un candidat en particulier ou qu’ils aient interpellé le bon sens collectif, les célébrités nationales de la musique ivoirienne mobilisent ainsi une influence symbolique que d’autres artistes ou célébrités du sport par exemple auraient du mal à revendiquer.

En effet, depuis la fin des années 90, la musique ivoirienne n’a pas hésité à franchir le pas entre les faits sociaux et les évènements politiques. Ainsi, l’artiste musicien décloisonne le social et le politique en se distinguant soit par la thématique politique qu’il aborde dans ses créations ou alors la mobilisation de son aura sociale pour faire avancer une opinion politique, ou les deux. C’est ce qui explique tant l’adresse de Meiway au Président de la République Alassane Ouattara contre son troisième mandat que les œuvres d’Amaral et celles de Yodé et Siro qui satirisent la gouvernance du pourvoir en place.

« On mange pas goudron », l’art musical comme amplificateur des aspirations populaires

Lorsque Amaral choisit « Ils ont menti » comme refrain de l’une de ses chansons à succès, il se fait l’écho de ce qui est perçu au sein des masses populaires comme la duperie du pouvoir actuel qui n’a pas tenu ses promesses électorales. Dans une forme exquise de Zouglou musical qui ne trahit pourtant pas son fond protestataire, l’artiste égraine les promesses faites concernant l’emploi, l’éducation et la santé, avant de constater en refrain « ils ont menti eh eh ». Les paroles de cette chanson deviennent la traduction d’un véritable réquisitoire populaire contre la philosophie politique et la gouvernance menées au sommet de l’état ivoirien ces dix dernières années. Même si la beauté vocale de l’artiste n’échappe pas au mélomane ordinaire, cette voix qui dit « pays-là devient joli, mais nous on a faim », est jumelle des voix qui s’écrient dans les quartiers « on ne mange pas goudron ». En effet, avec l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir, l’on avait constaté avec bonheur que des travaux de bitumage des routes s’exécutaient avec une rapidité presque surprenante sur l’ensemble du territoire, mais précisément à Abidjan et dans les grandes villes. Si ces travaux ont effectivement résolu le problème des voies impraticables du fait de la crise politico-militaire que le pays a connue, beaucoup d’ivoiriens se disent désillusionnés depuis que cette politique de développement infrastructurel symbolisée par le « goudron » a échoué à se traduire concrètement dans le panier de la ménagère.

Amaral choisit aussi la voie musicale pour dresser un tableau comparatif de la gabegie des gouvernants de l’époque des « refondateurs » (Gbagbo) et celle des « émergents » (Ouattara), et conclut que que

« Au temps des refondateurs c’était des RAV4 voiture d’occasion qu’ils donnaient à leurs maîtresses, les émergents sont arrivés voiture on n’a jamais vu oooh […] et ce sont les petites filles qui font malin dedans. À cause des petits bisous là, le ministre lui a donné ça. C’est vrai ça fait mal ooo mais c’est l’émergence et ça fait bientôt dix ans qu’ils nous font rêver »

Ainsi, le chapelet de toutes les pratiques et reproches que les gouvernants actuels avaient faits au régime de Laurent Gbagbo est retourné contre ceux-ci.

Yodé et Siro, quant à eux, dans le style franc et direct qu’on leur connait, n’hésitent pas à apostropher et tutoyer le Président Ouattara en lui lançant « président on dit quoi !?», comme une demande de reddition des comptes édictée depuis les rues d’Abidjan. À l’instar d’Amaral, ce duo du zouglou brosse ainsi le sentiment de nombreux ivoiriens qui n’apprécient pas cette philosophie du pouvoir consistant à faire « travailler l’argent » au détriment de la vie de la population. Yodé et Siro constatent aussi que

« Le pays devient joli oh
Ya goudron partout
Ya lumière partout ya même lumière dans goudron »

Mais ce constat presque satirique d’une opulence de façade est aussitôt suivi dans le clip musical d’un brutal paradoxe en images et en sons. « Mais Président, ton peuple a faim » ne vient que compléter ce tableau déjà communiqué par les deux artistes. Le duo musical ne s’arrête pas là: il dénonce également une gestion répressive des libertés publiques, le népotisme ethnique ainsi qu’une politique de l’éducation au rabais.

« Les gens sont emprisonnés
Et tu dis y’a personne en prison oh Plus de 60 ethnies dans notre pays
Aujourd’hui du rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage
Du gardien jusqu’au directeur
Si c’est pas les bakayoko
Ou bien les coulibali seulement qui mangent
On dit quoi ?
Quand ça reste un peu on donne aux Konan
Aujourd’hui Konan est fâché
On achète les enfants de Konan oh
L’école est malade, ça ne vous dit rien
J’ai oublié, vos enfants fréquentent ailleurs oh »

Ces textes sont de exemples de compositions que nous rencontrons sur le marché musical ivoirien actuel. Toutefois, à l’expression artistique par la musique s’ajoute aussi une mobilisation scénique des performances en période électorale, où la musique devient une véritable arme politique controversée, voire subversive.

Des concerts politiques à la veille des élections

En effet, à la veille du démarrage de la campagne pour les présidentielles, deux situations ont marqué la vie artistique ivoirienne. À Abidjan, le samedi 10 octobre, jour de l’organisation du meeting de la plateforme des opposants contre le troisième mandat d’Alassane Ouattara au stade Houphouët-Boigny, le groupe musical Yodé et Siro a organisé dans la soirée un concert au palais de la culture d’Abidjan. Si ce concert parait anodin, les personnalités invitées et effectivement présentes (Bédié, Amon Tanoh, Jean Louis, etc.) montrent le caractère hautement politique de cette performance scénique. Parallèlement, à Yamoussoukro se tenait un autre concert organisé par Magic System en partenariat avec l’UE. Si la présence de l’UE confère une neutralité à cette rencontre, il n’en demeure pas moins que l’on pourrait suspecter les organisateurs, non seulement de vouloir désorganiser les organisateurs d’Abidjan, mais aussi de disperser les politiciens en éloignant certains de la ville d’Abidjan. Le concert de Yamoussoukro est dit «engagé pour la paix » et organisé par Gaou Production accompagné de l’UE représentée par l’Ambassadeur Jobst Von Kirchmann. Des groupes en vogue comme Yabongo Lova, TNT, Safarel Obiang, Sidonie la Tigresse, Daysie, 100 façons en K2K, John Kiffy étaient présents.

Il ne serait pas superflu de noter que, lorsque l’œuvre de Yodé et Siro est sortie, l’opposition s’en est saisie comme moyen pour critiquer la mauvaise gouvernance du régime actuel, et pour cause. Cependant, alors que tout le monde s’attendait à une censure de cette œuvre, certains responsables du pouvoir, notamment Ahmed Bakayoko, ont préféré recevoir les auteurs et les encourager. Ahmed Bakayoko avait alors estimé que cette œuvre constituait une invite à l’attention de dirigeants pour mieux gérer la société, surtout que certaines réalisations sont célébrées de manière tacite dans cette musique. Lors du meeting de lancement de la campagne du candidat Ouattara, cette célèbre chanson du duo Yodé et Siro a d’ailleurs fait l’objet d’un détournement parodique en la faveur de celui qui y est critiqué dans le titre original. De la pure subversion artistique au service de la politique!

Professeur HIEN Sié, Musicologue, Enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan.

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