Bicéphalisme dans la gouvernance locale à Lahou Pkanda : un frein à la résilience des populations en contexte de crises environnementales Grand Lahou (Côte d’Ivoire) ?

Par Dr Sylvestre Tchan Bi*, Dr Kando Amédée Soumahoro** et Dr Dieunedort Wandji***

L’impact du bicéphalisme dans la gouvernance locale à Lahou Pkanda mérite une analyse, surtout à l’aune des défis environnementaux auxquels sont confrontées les populations locales à Grand Lahou. Située au sud-ouest de la Côte d’Ivoire, la ville de Grand Lahou est le théâtre de chevauchements de catastrophes diverses (érosion côtière, inondation, jaunissement mortel du cocotier, vent violent, etc.,). Autrefois perçu comme département présentant des atouts touristiques, environnementaux et culturels indéniables Grand Lahou apparait de plus en plus aujourd’hui comme un champ social de crise relationnelle et chocs environnementaux, mettant en relief sa vulnérabilité socio-environnementale. C’est donc dans ce contexte de crises qu’il est constaté, à Lahou Pkanda (village pionnier de la ville) un bicéphalisme dans la gouvernance locale des ressources maritimes, lagunaires et foncières. Alors qu’une gouvernance efficiente est nécessaire pour faire face à ces nombreux défis, ce bicéphalisme est la conséquence de la collision entre normes traditionnelles (perpétuité) et normes modernes (alternance) dans le processus de désignation du chef de village.

Quels en sont les causes, les manifestations et les impacts sur les stratégies de résiliences des populations locales ? Pour répondre à cette question, il faut dans un premier temps analyser comment la reconfiguration du mode local de gouvernance et la délégitimation des positions socialement ancrées occasionnent ce bicéphalisme. Ensuite, il convient d’examiner le bicéphalisme comme est un facteur de fragilisation des supports relationnels de résiliences (sociabilité spontanées et communautaires, distance sociale) face à la crise de l’érosion côtière.

Trône Bosoukou – Crédit : Cyprien Yao Yao – Assistant de Recherche sur le Projet Islands of Innovation in Protracted Crises: A New Approach to Building Equitable Resilience from Below

Le bicéphalisme à Lahou Pkanda : de la reconfiguration du mode local de gouvernance

L’avènement au pouvoir du président Alassane Ouattara en 2011 sera le catalyseur d’une reconfiguration de la gouvernance locale en milieu rural. Un des chantiers immédiats du régime fut le renforcement du pouvoir des chefs de villages par la revalorisation de leur statut. Au regard de leurs nouvelles attributions (salarier de l’État, attribution de siège des chefs traditionnels et rois de Côte d’Ivoire à Yamoussoukro, mise de véhicule à leur disposition, etc…), ceux-ci passent du statut d’auxiliaire au statut de collaborateur de l’administration moderne (mairie, justices, préfectures, sous-préfecture, etc..). Ce nouveau vent de modernisme va impacter également certains modes rigides d’accession à la gouvernance locale dans certains villages du pays, en l’occurrence le village de Lahou Pkanda situé dans le département de Grand Lahou. Lors des entretiens informels avec les habitants de ce village, il est ressorti une crise dans le processus d’accessibilité à la chefferie. Les villageois l’analysent comme une forme de reconfiguration du mode traditionnel d’attribution de la gouvernance locale. En effet, cette crise est apparue dans les années 2015.

En cette année, il semblerait que les autorités administratives (préfets, sous-préfets, maires), sécuritaires (police, gendarmerie) et l’élite locale auraient encouragé et imposé les élections comme principe de sélection du nouveau candidat à la chefferie nonobstant l’enracinement du principe de la perpétuité comme mode de désignation du chef dans le village. Par conséquent, le chef anciennement désigné et socialement légitimé par les normes endogènes s ’est vu être évincé par l’arrivée à la gouvernance locale d’un nouveau chef élu par les élections. Ce qui a levé le courroux d’une frange de la populations rattachées aux normes locales et à l’ancien chef. Il s’en est suivi des échauffourées entre ces derniers et la gendarmerie à l’effet de ramener l’accalmie dans le village.

on assiste d’un coté à la mise en place du pouvoir administratif d’un chef reconnu par les institutions étatiques et certains villageois, avec lequel tout le monde compose et de l’autre côté, un chef mis en minorité, en perte de légitimité mais socialement reconnu par une autre partie de la population

Sous ce rapport on assiste d’un coté à la mise en place du pouvoir administratif d’un chef reconnu par les institutions étatiques et certains villageois, avec lequel tout le monde compose et de l’autre côté, un chef mis en minorité, en perte de légitimité mais socialement reconnu par une autre partie de la population. Car dans l’imaginaire populaire, il n’y a pas d’ancien chef. Le chef étant désigné pour l’exercice de son mandant jusqu’à la mort.

La déconstruction des positions socialement enracinées comme facteur du bicéphalisme

Le bicéphalisme dans la gouvernance locale à Lahou Pkanda dénote d’une crise non apparente, encore moins manifeste mais il est latent et certains villageois le vivent dans la résignation. Spécifiquement, il y a ici, une collusion entre le mode traditionnel de désignation du chef caractérisé par la valeur de la perpétuité et la norme de désignation et le mode moderne caractérisé par la valeur de l’alternance et la norme des élections. Cela dit, cette crise des valeurs et des normes dans le mode de désignation du chef est une réponse sociale à ce que certaines communautés locales perçoivent comme une forme de délégitimation des positions sociales anciennement ancrées et enracinées par les logiques coutumières.

cette crise des valeurs et des normes dans le mode de désignation du chef est une réponse sociale à ce que certaines communautés locales perçoivent comme une forme de délégitimation des positions sociales anciennement ancrées et enracinées par les logiques coutumières

En effet, l’installation du nouveau chef élu a occasionné une recomposition de la gouvernance sociale et économique antérieurement établit. Elle a déconstruit le pouvoir et le contrôle de certains acteurs sur les ressources économiques et politique locales par le positionnement de nouvelles catégories d’acteurs. Le chef élu par les normes locales est devenu aujourd’hui un ancien chef, et certains jeunes qui avaient le contrôle de l’économie rurale basée sur le recouvrement des taxes de pêches, les ont perdus.

De l’impact du bicéphalisme sur les ilots de résilience des populations de Lahou Pkanda : entre fragilisation de la sociabilité et désenchantement

La perception du bicéphalisme comme d’une part, une reconfiguration du mode local de gouvernance et d’autres part, comme une déconstruction des positions socialement enracinées impacte les capacités de résiliences à Lahou Pkanda. Les différents chevauchements de catastrophes (érosion côtière, inondation, jaunissement mortel du cocotier, vent violent, etc.,) dont le village est victime, le plonge dans une rupture biographique voire un bouleversement identitaire. Le village de Lahou Pkanda se présente alors comme un champ social de crises et de catastrophes environnementales. Ce qui amène les communautés locales à développer des formes de résilience basées sur la manifestation de la sociabilité communautaire.

cette perception du bicéphalisme opacifie les rapports de conflits et de déni entre la catégorie de personnes (jeunes, ancien, allochtone, allogène) rattachées aux normes locales et à l’ancien chef et l’autre catégorie d’acteurs ayant adhéré aux normes modernes et au chef légalement élu

Cependant, le bicéphalisme dans la gouvernance locale des ressources lagunaires, maritimes et foncières est un frein à ces différents mécanismes de résiliences. En effet, cette perception du bicéphalisme opacifie les rapports de conflits et de déni entre la catégorie de personnes (jeunes, ancien, allochtone, allogène) rattachées aux normes locales et à l’ancien chef et l’autre catégorie d’acteur ayant adhéré aux normes modernes et au chef légalement élu. Il en découle une fracture sociale au sein de la communauté locale du village. Cette fracture est le moteur de la fragilisation des supports relationnels de résiliences face aux catastrophes environnementales. Ce qui brise la chaine de solidarité et de mobilisation collective spontanée et communautaire dans l’assistance aux autres membres. Par exemple, certains acteurs proches de l’ancien chef procèdent par boycott ou ne se sentent pas concernés par l’appel du chef élu en cas de mobilisation de la collectivité pour faire face aux inondations liées à l’érosion maritime ou venir en aide aux victimes de vents violents.

Le bicéphalisme est également à l’origine d’une perception différentiée des mécanismes de résilience face à l’érosion côtière. Ce qui aboutit à une différenciation des stratégies de lutte contre cette catastrophe maritime. En effet, dans les rapports concrets entre les villageois proches de l’ancien chef et leurs cadres (élus locaux, les acteurs politiques natifs du village), il y a la fabrication de la distance sociale. Les cadres sont indexés comme les instigateurs de la reconfiguration de l’ordre ancien dans l’accès à la gouvernance locale. L’ordre ancien basé sur la perpétuité était considéré comme facteur de cohésion sociale et de stabilité des rapports entre les membres de la communauté. Dès lors, les cadres sont construits comme des fauteurs de troubles dans le village. Il est constaté la création de chants dont les textes fustigent leurs attitudes perçues comme facteur de division sociale.

Le bicéphalisme est également à l’origine d’une perception différentiée des mécanismes de résilience face à l’érosion côtière

Il y a donc un désenchantement dans le pouvoir des cadres à prendre en charge les intérêts des populations et à y apporter une solution. Dès lors, il apparait une désaffiliation des villageois des stratégies de développement communautaires initiées comme modèle de résilience par les cadres. En réponse à cela, on note une activation par les premiers du capital social extérieur dans la quête de solution résiliente (recherche de collaboration avec les bailleurs étrangers pour le financement d’un port de pêche) face à la crise de l’érosion maritime.

*Dr Sylvestre Tchan Bi est Sociologue en environnement à l’institut d’Ethno Sociologie de l’Université Félix Houphouët Boigny. Chercheur associé à l’igdp (Institut pour la bonne gouvernance le développement et la prospective).

**Dr Kando Amédée Soumahoro est Co-Investigateur du Projet GCRF Islands of innovation in protracted crises: a new approach to building equitable resilience from below. Maître-Assistant et Enseignant-Chercheur de Sociologie à l’Université Félix Houphouet-Boigny. Membre du Laboratoire de Sociologie Économique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE).

***Dr Dieunedort Wandji s’intéresse aux questions de résilience et de sécurité dans les interstices géographiques entre le local, le national et le global tels que les zones frontalières en Afrique. Il est actuellement Chargé de Recherche du projet Islands of Innovation in Protracted Crises: A New Approach to Building Equitable Resilience from Below, qui couvre la Côte d’Ivoire et la République Démocratique du Congo.

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