Par Pr. Hié Sien et Dieunedort Wandji*

Une nouvelle dimension de la production artistique en Côte d’Ivoire
La production artistique en Côte d’Ivoire a laissé entrevoir une nouvelle dimension depuis que la Covid-19 a envahi tous les pays du monde, avec ses conséquences désastreuses. Le confinement semble avoir naturellement relégué aux oubliettes les prestations artistiques telles que les ivoiriens les avaient connus en format présentiel sur différentes scènes du pays, ou tout simplement en dégustation collective dans les maquis et gargotes abidjanaises et d’autres villes populaires. L’une des conséquences directes des mesures barrières étant le confinement, le bouleversement des habitudes par une immobilisation quasi contrainte des populations s’est ajouté aux difficultés financières provoquées par la pandémie. En effet, dans l’impossibilité actuelle d’évaluer l’impact psychologique des mesures de confinement sur des populations qui pour la plupart vivent de petits métiers aux revenus quotidiens, force est de constater que ces populations ont été ainsi sevrées des espaces de divertissement habituels.
bravant le défaitisme qu’impose une telle immobilisation des masses par le confinement, une nouvelle dynamique s’est instantanément construite chez les artistes de tous les genres
En Côte d’Ivoire, avec la fermeture des espaces événementiels, culturels et artistiques en tant que lieux publics, les artistes avaient perdu toute possibilité de mener des activités pourvoyeuses de revenus, et surtout de remplir leur fonction habituelle de divertissement et de porteur de messages. Cependant, bravant le défaitisme qu’impose une telle immobilisation des masses par le confinement, une nouvelle dynamique s’est instantanément construite chez les artistes de tous les genres : zouglou, coupe-décalé, variété, reggae. En ancrant leur production dans la préoccupation de l’heure, la pandémie de la Covid-19, on a noté pour une rare fois une convergence quasi systématique entre les discours officiels et les thématiques musicales et humoristiques. De même, les marqueurs politiques qui structurent les pesanteurs habituelles autour de l’intense activité politique ivoirienne ont connu un certain répit…
L’art humoristique comme thérapie collective
La survenue de la pandémie a ainsi permis de revoir les activités artistiques sous un autre jour, avec des dimensions thérapeutiques et de sensibilisation qui s’y ajoutent. Des artistes humoristes ont composé des œuvres audiovisuelles qu’ils postent sur les réseaux sociaux afin, disent-ils, d’aider la population angoissée à décompresser et à supporter la situation. Ils concourent de ce fait, par leurs œuvres d’humour, à tourner en dérision cette situation tout en donnant le sourire au public. Par exemple, «Papitou et Agalawal ont encore frappé dans Coronavirus» met en scène les paradoxes qui traversent la société ivoirienne, foisonnant les tensions intergénérationnelles entre un père et son fils avec les défis de la gestion de l’ordre public par ces temps de Covid. Ramatoulaye quant à lui, se réapproprie l’infection dans « comédie Vs Corona» comme une arme imparable pour décanter les situations sociales extrêmement tendues et se faire de l’argent au passage. En montrant comment la simulation de la maladie lui permet de faire taire une fille trop hargneuse dans la conversation de rue, il rappelle surtout la dangerosité de cette la maladie et la priorité à la protection personnelle. Sous fond d’information et de sensibilisation sur les mesures barrières, on observe chez le Magnific Zouglou avec « Corona c’est ton terminus » un alliage entre humour et musique, et la création artistique passe ainsi d’une forme de divertissement à un outil de résilience populaire face à un danger endémique qui menace la survie collective. Mais c’est surtout leur convergence circonstancielle avec les campagnes gouvernementales en matière de santé publique qui détonne.
la création artistique passe ainsi d’une forme de divertissement à un outil de résilience populaire face à un danger endémique qui menace la survie collective. Mais c’est surtout leur convergence circonstancielle avec les campagnes gouvernementales en matière de santé publique qui détonne.
La création musicale comme instrument de résilience populaire
De leur côté, les artistes musiciens, malgré l’absence de salles de spectacles, on fait montre d’une créativité continue. Au-delà de l’orchestration et des rythmes propres à chaque style qui captivent l’auditeur, c’est surtout la simplicité des textes qui indique la volonté affichée des artistes à amplifier les messages de sensibilisation formulés par les pouvoirs publics. En effet, quand le Collectif des artistes ivoiriens commet une chanson du genre coupé-décalé, qui ouvre son texte par
Papa Alassane Ouattara
Prési ton peuple t’a compris
L’affaire est grave,
on peut mesurer l’ancrage de cette création dans le contexte sanitaire qui l’aligne sur le discours officiel. De même, le refrain dans le titre « le vrai son » témoigne de la gravité d’un moment singulier que les artistes marquent par des appels réflexifs au sérieux et au changement comportemental. Cela apparait très clairement dans leur refrain
Arrêtons les faux sons
Le pays en dépend
C’est sérieux
Arrêtons les faux sons, respectons les mesures barrières
Amadou Gon Coulibaly, le lion
Merci pour toutes les mesures
Ça va aller
Le corona virus tue
Il faut bien se protéger
Face à la désolation de la population déconcertée par une telle situation de crise, les artistes de ce collectif ont donc cru bon de choisir ces mots pour amener psychologiquement les masses ivoiriennes à surmonter et à résister contre cette pandémie à corona virus. Ainsi, pour relayer les messages des autorités sur les mesures barrières ont chacun mis à contribution leurs timbres particuliers et leurs styles personnels. En plus, se regrouper en collectif a permis à l’occasion de cette œuvre, de traduire la notion solidarité qui permet de fédérer les efforts des publics variés à la cause commune.
Le relais des messages de sensibilisation s’est surtout fait en musique dans un langage simple. Nous pouvons citer pour exemple le Groupe VDA avec son titre « Prévention ». Dans un style où le français et les langues locales s’entremêlent, ces zougloumen ont, à travers cette œuvre dont la simplicité du texte rime avec la beauté des sonorités, marqué de leurs empreintes cet élan des artistes ivoiriens à sensibiliser et éveiller les consciences de la jeunesse face à cette crise sanitaire qui, bien que réelle, ne semblait pas l’intimider. Ceci était d’autant plus cruciale pour cette frange de la population qui soutenait que cette pandémie est imaginaire et inoffensive pour les Africains. Ainsi, en mettant en mélodie des conseils simples tels
Quand on te parle
Il faut écouter oh
L’affaire-là est vraiment sérieuse oh
Corona tu vois là est égale à la mort oh
Si tu prends ça à la je m’en fous
Tu vas mourir à la je m’en fous
Le groupe VDA portait au cœur même de la société Ivorienne parfois sceptique, la réalité du danger qui planait sur la santé de tout le corps social.
Dans ce registre, nous pouvons également citer Sidonie La Tigresse avec « Coronavirus» ; N’Guess Bon Sens avec « Coronavirus E Sasah Ewoun » ; Kerozen avec «Corona out » et le reggaeman Fadal Dey avec « Corona va loin ». Oui, même le style reggae s’est invité à cette entreprise collective des artistes qui se sont retrouvés travaillant de concert, sans forcément avoir une organisation préalable. Dans le style reggae donc, Tiken Jah Fakoly chante «Corona » en personnifiant la pandémie, à qui il dit :
Corona, il n’y a pas de place pour toi ici
On va te foutre dehors
Le reggaeman utilise donc les mesures barrières comme de vraies armes de combat contre un ennemi commun proprement identifié. C’est sur ce même ton que son collègue Fadal Dey, intime l’ordre a la maladie de déguerpir, dans son titre « Corona va loin ».
Au total, si les œuvres composées par les artistes ivoiriens sont impressionnantes, les extraits examinés nous permettent de découvrir une dimension thérapeutique et instrumentale au-delà du divertissement.
En gros, la trame des messages se construit autour de la sensibilisation, il n’en demeure pas moins que selon le genre musical, les musiciens font preuve d’une fertilité de l’imagination qui traduit la richesse des œuvres multiples et multiformes composées. Et l’intéressant dans cette dynamique, c’est que toutes ces œuvres créées sont diffusées à longueur de journée par les chaînes radio et télé en manque de prestations en direct, ce qui rehausse la publicité pour ces artistes. Au total, si les œuvres composées par les artistes ivoiriens sont impressionnantes, les extraits examinés nous permettent de découvrir une dimension thérapeutique et instrumentale au-delà du divertissement. La convergence des messages véhicules avec ceux des pouvoirs publics, rompt momentanément avec le sous-bassement contestataire, voire subversif qui a souvent caractérisé les rythmes comme le Zouglou ou le reggae Ivoriens. Même si cette dissociation entre la création artistique de ses marqueurs politiques habituels souligne à double trait la priorité accordée aux questions de santé collective par rapport à la politique, on est en droit de regarder l’approche de la période électorale avec les élections présidentielles et se demander si ce répit de tension entre art et politique en Côte d’Ivoire n’est pas une accalmie qui précède la tornade.
Professeur HIEN Sié, Musicologue, Enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan.
Dieunedort Wandji, Project Research Officer, Institute of Development Studies.